Certains enjeux liés à l’environnement suscitent une attention particulière, notamment en raison de leur impact immédiat ou symbolique. Parmi ceux-ci, la déclin des populations d’abeilles occupe une place centrale : au cours des deux dernières décennies, leur nombre a chuté de façon alarmante, une situation sans précédent. Ces insectes sont perçus positivement par le grand public et incarnent la vitalité de nos écosystèmes. La polémique sur les néonicotinoïdes, ces insecticides, a rapidement émergé dans le contexte français comme une hypothèse clé pour expliquer leur disparition. Cet article propose d’éclaircir cette problématique en adoptant une analyse équilibrée.
Les néonicotinoïdes : définition et caractéristiques
Les néonicotinoïdes sont des substances insecticides dérivées de la nicotine, regroupant une dizaine de composés, souvent modifiés par des éléments soufrés ou chlorés. Leur spécificité réside dans leur mode d’action : ils se fixent sur les récepteurs nicotiniques du cerveau, perturbant ainsi le système nerveux des insectes ciblés.
Utilisée pour la première fois dès la fin du XVIIe siècle, la nicotine a vu son utilisation intensifiée entre les deux guerres mondiales par l’industrie agrochimique. Ce n’est que dans la décennie 1990 que ces molécules ont connu une montée en popularité fulgurante, malgré quelques interdictions partielles, comme en France. Aujourd’hui, elles constituent environ un tiers de toutes les ventes d’insecticides dans le monde. Leur but principal est de protéger les cultures et animaux contre divers parasites, mais elles sont aussi présentes dans des produits domestiques, notamment les colliers antiparasitaires pour animaux de compagnie.
Le succès des néonicotinoïdes repose sur leur efficacité, mais soulève également des inquiétudes en raison de leur forte toxicité et de leur longévité dans l’environnement. En effet, de faibles quantités suffisent pour traiter de vastes surfaces agricoles, étant donné leur nature systémique qui enrobe les graines, puis diffuse leurs composants à travers toute la plante, notamment dans la sève. Leur persistance dans le sol et dans les tissus végétaux leur confère une protection prolongée, mais complique leur biodégradation naturelle.
Le contexte de l’agriculture intensive
Face à la croissance démographique mondiale, le secteur agricole s’est tourné vers des méthodes industrielles visant à maximiser la production. L’introduction des engrais chimiques, dès le XIXe siècle, a permis de pallier le manque d’engrais organiques et d’améliorer considérablement les rendements agricoles à partir des années 1950. Parallèlement, la lutte contre les mauvaises herbes, insectes nuisibles et maladies s’est intensifiée avec l’utilisation de pesticides, notamment des insecticides, facilitant considérablement le travail des agriculteurs et augmentant la rentabilité par hectare ou par travailleur.
Cependant, ces pratiques ont aussi généré des problèmes environnementaux : pollution des eaux, perte de biodiversité, destruction d’habitats naturels, et risques sanitaires pour les travailleurs agricoles, qui peuvent développer des cancers, des troubles neurologiques ou des défaillances reproductives à cause d’une exposition prolongée aux substances chimiques. La France reste l’un des rares pays européens à avoir totalement interdit les néonicotinoïdes, ce qui constitue une exception notable pouvant affecter ses industries, notamment celle du sucre de betterave, qui représente une part importante de l’économie agricole nationale et n’a pas encore d’alternative efficace contre certains virus comme la jaunisse.
Les abeilles et leur déclin mondial
Dans de nombreux pays industrialisés, la baisse des populations d’abeilles est observable, avec un phénomène appelé « trouble d’effondrement des colonies », détecté initialement aux États-Unis au début des années 1990. En France, dès 1995, des apiculteurs signalent des pertes anormales de colonies, qui restent préoccupantes : jusqu’à 30 % de disparition hivernale dans certaines régions. Les études montrent qu’en Europe, des effets dévastateurs peuvent toucher jusqu’à 75 % des insectes volants dans des zones protégées, alors que des colonies entières d’abeilles noires locales sont en voie de disparition.
La cause médiatisée de cette crise est l’utilisation massive de produits phytosanitaires, en particulier les néonicotinoïdes. Bien que certaines cultures comme la betterave aient peu de fleurs, d’autres cultivées telles que le colza, couvrant plusieurs millions d’hectares, exposent énormément les abeilles aux toxiques. Ces substances agissent surtout sur leur système nerveux : à faibles doses, elles désorientent et empêchent la reconnaissance des fleurs, réduisant leur efficacité de butinage ; à fortes doses, elles entraînent la mort immédiate. La disparition des abeilles met en péril leur rôle de pollinisateurs, qui est essentiel pour la fertilité de nombreuses plantes cultivées représentant environ un tiers de l’alimentation mondiale (fruits, légumes, céréales).
Les facteurs contribuant au déclin des abeilles
Malgré le lien souvent avancé avec les néonicotinoïdes, la science indique que leur disparition résulte probablement d’un phénomène multi-factoriel. Des agents pathogènes particulièrement virulents jouent aussi un rôle majeur, avec des bactéries causant des maladies comme la loque européenne et américaine, ainsi que des champignons microscopiques provoquant des gastro-entérites aiguës. Le parasite Varroa destructor, arrivé d’Asie dans les années 1970, est un vecteur principal de nombreux virus, notamment le virus de la paralysie chronique (CBPV), qui entraîne des tremblements semblables aux effets des insecticides.
Les pratiques des apiculteurs eux-mêmes peuvent également aggraver la situation. Certaines techniques consistent à éliminer les mauvaises herbes, riches en fleurs bénéfiques pour les abeilles, ou à déplacer les ruches à travers le pays pour suivre la floraison, ce qui favorise la propagation des maladies. Par ailleurs, l’importation de reines étrangères, souvent porteuses de nouveaux virus, ainsi que leur alimentation artificielle en sucre, limitent l’adaptation naturelle des colonies et leur capacité à survivre dans un environnement naturel hostile. La menace du frelon asiatique, qui décime aussi les colonies faibles, complique encore davantage la situation, en particulier dans le sud-est de la France.
Perspectives et solutions possibles
Pour préserver ces insectes essentiels, la recherche apparaît comme la voie la plus prometteuse pour élaborer des stratégies respectueuses de l’environnement tout en répondant aux besoins alimentaires mondiaux. Cependant, dans certains pays comme la France, il existe une tendance à privilégier des méthodes traditionnelles, voire à revenir à des techniques de l’agriculture d’avant le XIXe siècle, ce qui pourrait entraîner une baisse des rendements et une diminution de l’attractivité du secteur agricole français, déjà en crise de vocations.
Concernant la conservation des abeilles, plusieurs experts alarment sur la nécessité d’adopter des approches plus globales. L’une d’entre elles consiste à renforcer la production de reines issues de conservatoires spécialisés, afin d’offrir aux apiculteurs une alternative aux races importées, souvent plus vulnérables. Ces mesures visent à restaurer la vitalité des colonies et à assurer leur survie face aux multiples menaces qui pèsent sur elles.