Il arrive fréquemment qu’une discussion dévie du sujet principal vers un autre thème. Pour recentrer la conversation sur l’idée initiale, on utilise souvent l’expression “revenons à nos moutons”. Dans cet article, nous allons explorer l’origine de cette formule, la période où elle est apparue et les circonstances qui l’ont accompagnée. Nous verrons aussi pourquoi cette expression évoque spécifiquement les ovins – et non une autre espèce animale – ainsi que les écrivains qui l’ont intégrée dans leur œuvre.
Que veut dire l’expression “revenons à nos moutons” ?
Il est courant d’être témoin de discussions qui partent en digressions, c’est-à-dire qu’elles s’écartent du sujet principal pour aborder un tout autre point. Lorsque cela arrive, on peut entendre l’expression “revenons à nos moutons”, qui sert à rediriger la conversation vers le sujet initial. La formule invite à recentrer le dialogue pour retrouver le fil de la discussion abandonné. Lorsqu’elle est utilisée à l’impératif, cette expression demande de revenir au cœur du problème, sans se laisser distraire. Elle se décline aussi sous des formes semblables, comme “revenons-en à nos moutons” ou “retournons à nos moutons”. Voici quelques exemples illustrant l’usage de cette locution dans divers contextes :
- “Ce soir-là, une autre diligence me reconduisait vers mon paisible village. Mais je m’égare : revenons à nos moutons.” (Alphonse Allais, Contes et chroniques, fin XIXe siècle) ;
- “Chacun s’occupe de ses affaires, de ses biens, de ses plaisirs ou de sa vie. Mais qui pense réellement ? Personne. Je m’emballe ! Excusez-moi. Je retourne à mes moutons.” (Guy de Maupassant, Contes et nouvelles, 1889) ;
- “La preuve en est – je reviens à mes moutons – que Barrès n’a pas réussi à te troubler. Et cela parce que ton tempérament diffère du mien sur ce point.” (Jacques Rivière, Correspondances, 1905).
D’où provient cette expression “revenons à nos moutons” ?
La phrase trouve ses racines dans une pièce de théâtre intitulée La farce de maître Pathelin, écrite au XVe siècle. Cette comédie médiévale, dont l’auteur reste anonyme, a été publiée pour la première fois en 1485. L’histoire met en scène un procès où Pathelin, un avocat impliqué dans une escroquerie, est confronté à un drapier et un berger. Ce dernier, accusé de vol de moutons, confond ses histoires avec celles du marchand de draps, ce qui agace le juge. En entendant le récit confus du personnage, le magistrat lui ordonne de revenir à ses moutons – c’est-à-dire à la véritable affaire à juger. Le juge lui dit en substance : “De par le diable, vous bavardez ! Revenons au sujet de l’affaire, sans vous égarer avec des histoires et des bavardages.”
Quels récits ont fait référence à “nos moutons” ?
Comme évoqué, la pièce La farce de maître Pathelin a été publiée pour la première fois en 1485. À cette époque, le poète Guillaume Coquillart reprend l’expression dans son œuvre intitulée Monologue de la botte de foin. Il écrit : “Revenons à nos moutons : ma personne est descendue ; et pour faire les comptes, je vois ma dame dans la rue.” Si Coquillart est parmi les premiers à utiliser cette formule, un siècle plus tard, un autre grand écrivain, François Rabelais, l’intègre dans ses écrits, notamment dans Pantagruel, sous la forme “retournons à nos moutons”.
Quand cette expression a-t-elle été inscrite dans le dictionnaire ?
Très rapidement populaire, La farce de maître Pathelin a été republiée à plusieurs reprises au cours du XVIe siècle. La pièce médiévale a largement contribué à faire connaître l’expression et à l’intégrer dans le langage courant. L’imprimeur et philologue Henri Estienne (1531-1598) indique dans ses écrits que “cette farce ou comédie (Pathelin) a également donné le proverbe revenons à nos moutons, pour signifier que l’on doit revenir à ses propos ou à l’affaire en cours. Il est certain que ces mots ont, avec le temps, été transformés en proverbe, très commun dans la langue.” Toujours au XVIe siècle, l’écrivain et juriste Estienne Pasquier explique que lorsque quelqu’un s’écarte du sujet lors d’une conversation, celui qui veut le ramener à son propos lui dit : “revenez à vos moutons.” Enfin, en 1694, la première édition du Dictionnaire de l’Académie française donne une définition précise : “Revenons à nos moutons, pour signifier qu’il faut reprendre le discours interrompu ou qui s’est éloigné du sujet.”
Les “moutons de Panurge” : une référence inattendue ?
La pièce La farce de maître Pathelin continue d’influencer la littérature. Considérée comme l’une des premières comédies françaises, cette satire médiévale a profondément marqué Rabelais. Dans Quart-Livre (1552), l’auteur utilise la même dynamique dramatique en clôturant l’épisode de Panurge avec une allusion aux moutons de Pathelin. Dans cette scène, Panurge et un marchand nommé Dindenault se disputent au sujet du prix des moutons. Furieux des tarifs, Panurge jette un mouton en mer, entraînant tout le troupeau dans la noyade du commerçant qui tentait de s’en emparer. Cette scène illustre la célèbre expression désignant ceux qui suivent aveuglément la majorité : ce sont “les moutons de Panurge”, ceux qui obéissent sans réflexion à l’instinct grégaire.