Le proverbe “devenir chèvre” est couramment utilisé pour évoquer une montée d’agacement. Dans cet écrit, nous explorons pourquoi, parmi l’animalier médiéval, c’est la chèvre qui a été choisie pour illustrer cette impulsion d’émotion forte. Nous examinerons aussi l’évolution historique de cette expression, qui remonte au XIIe siècle, sous des formes variées. Une plongée dans une image symbolique qui associe la nervosité du caprin à la tendance à l’impulsivité.
Quelle est la signification de “devenir chèvre” ?
Cette expression populaire désigne le fait de ressentir de la colère, de l’impatience ou de l’agacement intense. La version la plus courante aujourd’hui consiste à dire que quelqu’un “fait devenir chèvre” une autre personne, signifiant qu’on la met en rage ou qu’on la pousse à perdre patience. Certains locutions similaires existent également, comme “tourner en chèvre”, “tourner en bourrique”, “rendre chèvre” ou encore “prendre la chèvre” (ancienne expression). Voici quelques exemples illustrant l’usage de cette formule dans divers contextes :
- “Il aurait presque éclaté en colère, comme on dit, quand M. le curé m’a répondu que mes services ne comptaient pas.” (Ferdinand Fabre, Les Courbezon, 1862)
- “Quand on n’a pas d’enfants, on est jaloux de ceux qui en ont, et quand on en a, ils peuvent vraiment vous rendre chèvre !” (Marcel Pagnol, Fanny, 1932)
- “J’ai besoin d’idées pour dénicher un logement, car cette cohabitation commence à me faire devenir chèvre.” (Alexis Large, Les perles de Vénus, 1963)
Pourquoi faire appel à la chèvre plutôt qu’à un autre animal ?
À l’époque où l’agriculture constituait l’essence de l’économie, les chèvres, tout comme les chevaux ou les moutons, faisaient partie intégrante du quotidien rural. La présence constante du bétail, précieux pour les habitants, a façonné une multitude d’expressions populaires. Mais pourquoi la chèvre, en particulier, a-t-elle été choisie pour figurer cette notion d’émotivité ? La réponse réside probablement dans le caractère vif et capricieux du caprin, considéré comme plus nerveux que la vache. La chèvre, réputée pour ses actes impulsifs et son comportement changeant, incarne cette tendance à l’impulsivité. Le lien étymologique entre “chèvre” et “caprice”, tous deux provenant du latin “capra”, n’est pas innocent. Plusieurs écrivains ont parfois comparé la chèvre à une figure d’un tempérament difficile, comme en témoignent ces extraits :
- “Lorsque tu as changé de ton, que tu es devenu brusque et sombre, semblable à une chèvre impatiente, les amis souriaient.” (Auguste Brizeux, Marie, 1840)
- “Je m’impatiente aussi facilement qu’une chèvre attachée à son piquet.” (Honoré de Balzac, Lettres à l’Étrangère, 1850)
- “Elle possède une nervosité électrique, une voix criarde et une apparence peu attrayante ; pourtant, elle est aussi vive qu’une chèvre.” (Roger Martin du Gard, Vieille France, 1933)
- “Une enfant têtue et boudeuse, comme une petite chèvre obstinée.” (François Mauriac, Ce qui était perdu, 1930)
Origines historiques de l’expression “devenir chèvre”
Ce terme, attesté dès le XVIIe siècle, a évolué depuis une formule antérieure : “prendre la chèvre”. Vers 1675, le Nouveau dictionnaire françois-alleman/alleman-françois de Jean-Herman Widerhold indique que “devenir chèvre” signifiait simplement “se fâcher rapidement”. Plus tard, en 1680, le lexicographe Pierre Richelet précise que cette expression évoque la tendance à s’irriter soudainement. La première mention officielle dans un dictionnaire de l’Académie française date de 1694, qui l’associe à une réaction d’agacement sans raison apparente. La référence suivante, dans le Littré de 1873, confirme cette idée : “Se choquer ou s’irriter de manière inattendue.” Des citations de l’époque illustrent cette tendance :
- “Ils sont prompts à prendre la chèvre.” (Abbé Mathurin Régnier)
- “Job n’est pas en reste parmi ceux qui ont la chèvre.” (Régnier)
- “Il s’énerve vite, comme un homme qui prend la chèvre.” (Molière, Sganarelle)
- “Notre hôte a fait perdre la tête à tout le monde ; il a pris la chèvre.” (Molière, Le Bourgeois gentilhomme)
- “Monsieur, il prend la chèvre dès qu’un doute surgit.” (Jean-François Regnard, Le Joueur)
- “Il est connu pour sa rapidité à perdre patience, comme une chèvre en colère.” (Dancourt, Le Chevalier à la mode)
Le lien entre “devenir chèvre” et la folie ?
Dans le premier dictionnaire de l’Académie, il est mentionné que le verbe “chevroter” pouvait aussi signifier “perdre patience ou se désoler”, soulignant ainsi l’aspect nerveux attribué au caprin depuis plusieurs siècles. La réputation de l’animal comme étant irritable ou changeant de humeur est ancienne. En 1867, le Dictionnaire de la langue verte d’Alfred Delvau mentionne que dans le langage populaire des ouvriers, notamment des typographes, “avoir la chèvre” signifiait être en colère. Cette idée d’instabilité mentale remonte en fait au Moyen Âge, avec des expressions telles que “tenir por chievre” dans Les Miracles de Nostre Dame, entre 1218 et 1233, où Gauthier de Coincy évoque cette représentation d’un état de folie ou de confusion. Cette image perdure aujourd’hui dans la formule familière “faire la chèvre”, qui évoque également l’acte de faire l’imbécile ou l’andouille.